Un film de Pascal Laugier
Avec Juliette Gosselin, Morjana Alaoui, Mylène
Jampanoï
Il est enfin là, le monstre. Le film à
ne pas faire voir, à ne pas imiter. Désolé, messieurs les censeurs : Martyrs
existe, avec ses défauts et ses qualités, toutes transcendées par une rage
filmique insoupçonnée, et une décapante noirceur qui font le sel de tout bon
film culte. L'expérience de l'année ?
C'est
l'histoire, horriblement réaliste, d'une petite fille, enlevée, séquestrée,
torturée par des inconnus et qui parvient à s'échapper. Une fille logiquement
traumatisée, marquée à vie, à moitié folle, qui va entraîner sa meilleure amie
dans une vendetta sanglante contre ses anciens bourreaux.
Mais tout cela,
ce n'est que le début... Martyrs propulse deux actrices habitées par leurs rôles dans
un huis clos aux proportions dantesques. Derrière les façades post-modernes et
l'image de la famille idéale (que le réalisateur s'amuse à caricaturer lors
d'une scène de petit déjeuner avant de la faire – littéralement – voler en
éclats), se cache rien de moins qu'une antichambre de l'Enfer sur terre. Une
descente dans les abîmes de l'âme humaine qui n'est pas qu'une métaphore : elle
se trouve toute entière symbolisée dans une froide échelle dépliable, qui mène
l'une de nos téméraires (vraiment ?) héroïnes derrière le rideau (ou le mur,
dans le cas présent), devant la vérité la plus nue, la plus horrible, la plus
honnêtement inacceptable qui soit.
„DESOLE, POUR NE PAS GACHER LA DECOUVERTE DU
SCENARIO, LA SUITE EST REMPLIE DE SPOILERS...”
Le film
débute sur un rythme staccato, typique de ces productions horrifiques qui
cherchent à retourner aux sources du genre dans sa dimension froidement
réaliste : le grain de la pellicule est surligné, le montage est à la fois
explicite et elliptique, le cadre est tremblant. C'est le décalage artistique
de la fiction, miroir moelleux de nos peurs réfrénées, mais qui ne tarde pas à
être bousculé avec le carnage de la susnommée famille modèle. Armée d'un fusil
de chasse, dans une posture et avec un regard sinistre qui rappelle illico Les chiens de paille de Peckinpah, Mylène Jampanoï abat
père, femme et enfants avec une brutalité inouïe. Le film n'a commencé que
depuis dix minutes, et déjà, l'ambiance nous prend à la gorge : dans sa
réflexion frontale et décomplexée sur la mise en scène de la barbarie, Martyrs enterre
en deux coups de chevrotine le Funny
Games d'Haneke. Pour un
deuxième film, la maîtrise du cadre, du hors-champ, de l'espace clos est
proprement stupéfiante. Chaque mise à mort enfonce un clou dans le champ de
notre incrédulité : ce film est décidé à aller loin.
Le génie du scénario patiemment
construit par Laugier est de diviser son histoire en trois actes, bâtis sur
autant de révélations diversement inattendues, mais qui fonctionnent sur des
thématiques et des approches assez différentes : si le premier sonne assez
familier, la deuxième partie plonge de plein fouet dans le fantastique. Les
visions « monstrueuses » de Lucie, l'amour étrange que lui porte son amie Anna,
complexifient jusqu'au vertige une intrigue qui semblait jusque-là balisée.
Déjà le travail sur le son se fait plus prégnant, les maquillages de feu Benoît
Lestang quittent leur dimension « réalisme policier » pour entrer de plein pied
dans les décharnements surréalistes du film fantastique. C'est un moment
tangent, un entre-deux qui peut déconcerter et laisser songeur, tout cela avant
que l'échelle ne descende brutalement au sol, avant que Martyrs justifie
pleinement son titre. Avec l'irruption de personnages extérieurs et la capture
d'Anna, Martyrs bascule en effet, irrémédiablement, dans le film
concept à la Zulawski (Possession, cité comme une référence récurrente, vient
de fait à l'esprit, tout comme les premiers films de Polanski). Ses personnages
qu'on devinait déjà manipulés par leurs émotions, se révèlent être totalement
impuissants face à la torture totalitaire que ces bourreaux mystiques vont leur
infliger. Réduit à une pièce, une actrice, une unique et lancinante souffrance,
Martyrs
nous révèle cette stupéfiante proposition narrative, celle qui voit des êtres
humains comme vous et moi expérimenter des tortures tellement extrêmes sur des
innocents qu'il puissent toucher au martyre et « voir » de leur vivant, ce à
quoi ressemble l'au-delà. Logique dans ces conditions que certains condamnent
le film dans son ensemble, sans louer ne serait-ce qu'une seconde son
impossible courage, son sens transcendé de la démerde (le tournage, avec un
petit budget, a, selon l'équipe, loin d'avoir été une sinécure), son ambition
démesurée. La question même touche à l'intime le plus inavouable, malgré son
universalité. La façon dont Pascal Laugier visualise cette expérience inédite
rappelle, sur un mode plus hypnotique encore, le final du Blueberry de Kounen
(là aussi un film sur la transcendance très mal compris – mais moins réussi). A
ce stade, le spectateur a déjà digéré, recraché, accepté à son corps défendant,
l'insoutenable violence du film. Il est prêt à voir, lui aussi au-delà, avec un
certain recul, certes. Mais impossible de rester de marbre face à cette
croisade finale, seulement gâchée par une ultime pirouette qui souligne la
relative impossibilité de revenir à des gadgets narratifs plus terre-à-terre
après un tel numéro de voltige artistique.
FIN DES SPOILERS On n'osait pas, à vrai
dire, croire à la possible réussite d'un film comme Martyrs, aujourd'hui, au
sein du paysage français. Après dix, quinze ans, de tentatives louables, mais
globalement ratées (si l'on excepte le curieux Maléfique d'Eric Valette), de
faire du film fantastique et/ou d'horreur en France, on avait logiquement perdu
espoir. Pas facile de se remettre d'un Promenons-nous dans les bois, d'un Jeu
d'enfants, ou plus près de nous, du putassier Frontières. La catharsis
Saint-Ange a visiblement eu un effet positif sur le cinéaste cinéphile Pascal
Laugier. Anéanti par l'échec de son intéressant premier film de fantômes avec
Virginie Ledoyen, l'ami de Christophe Gans a repris du poil de la bête pour
signer, depuis le Canada où le film a été tourné, un manifeste sanglant et
traumatisant qui doit se vivre avant tout comme une expérience. Vous serez
touchés, ou non, par le message et le projet global de Pascal Laugier, qu'on ne
pensait, répétons-le, pas capable d'une telle décharge sensitive. Rejet,
fascination, ou simple respect pour le travail accompli : les réactions sont
amenées à être variées, extrêmes, mais forcément intéressantes. Car Martyrs
s'offre à nous tel un diamant brut de décoffrage. Malpoli, rare, fascinant,
insondable. En un mot, unique.
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